Le 8 Février dernier, ASSO invitait Laurent Degousée, co-délégué de la fédération SUD Commerce, pour une présentation des ordonnances Macron et des bouleversements qu’elles engendrent pour le monde du travail et plus particulièrement pour le secteur associatif, souvent dénué de droit syndical. Retour sur cette soirée avec la publication de sa présentation.
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De quoi parle-t-on ?
De cinq ordonnances (et désormais d’une sixième dite balai), ratifiées par Emmanuel Macron, au terme d’une mise en scène dans le bureau elyséen, le 22 septembre 2017 et applicables pour partie dès le lendemain, dans l’attente de plusieurs décrets d’application, puis adoptées sous les vivats en première lecture ˗ seuls 12 % des député-es ont voté contre ˗ par l’Assemblée Nationale le 28 novembre 2017 et qui seront définitivement adoptées par le Sénat le 14 février.
Les ordonnances sont une technique législative en application de l’article 38 de la Constitution par laquelle la représentation nationale, au terme du vote d’une loi d’habilitation consent à donner la plume à l’exécutif pour rédiger à sa place la loi, dans un domaine précis et un délai requis, avant de l’adopter définitivement pour lui conférer toute sa force.
Elles font suite à une série de concertations bilatérales entre le gouvernement et les partenaires sociaux qui a duré tout l’été avant que leur contenu ne soit dévoilé le 31 août dernier.
Quelle est leur philosophie ?
Il faut (re)partir de l’histoire de la construction du droit du travail dans notre pays avec le premier code du même nom, établi en 1910, qui consolidait toutes les avancées obtenues par les luttes sociales au 19ème siècle puis qui s’est étendu avec l’essor de la société salariale.
Le droit du travail constitue par définition un obstacle à la loi de l’accroissement capitaliste, sa fonction est de borner l’exploitation du travail humain, en premier lieu pour permettre le respect de la santé et la sécurité de la personne humaine au travail. Bien sûr, le contenu de la législation du travail est fluctuant car indexé sur le cours de la lutte des classes mais il faut bien comprendre que, avec la loi Travail XXL, nous sommes arrivés à la fin d’une offensive vieille de trente ans, qui prend appui sur la persistance d’un chômage de masse corrélé à un affaiblissement de l’organisation de la classe ouvrière.
Le Code du travail a d’abord été miné, au nom de la création d’emplois et avec le succès que l’on sait, par les dérogations, dont l’accumulation s’est traduite par l’inflation de son nombre de pages participant ainsi à son procès en illisibilité ; le principe de droit, assorti de plus en plus de dérogations (exemple typique : le repos dominical), finit par être fragilisé.
Non seulement les soixante-sept propositions du rapport De Virville, ex-DRH de Renault, qui passait pour de la science-fiction lors de leur publication en 2004, sont en passe d’être réalisées mais qu’on bascule vers autre chose.
Une nouvelle approche normative
Le Code du travail se transforme en Code de l’emploi et devient au contraire une aubaine pour les entreprises, une boite à outils pour DRH désireux de pressurer davantage les salarié-es et un instrument de généralisation du dumping social au plan national, voir entre travailleurs de la même entreprise !
La loi El Khomri de 2016 avait ouvert le bal en appliquant au livre II du Code, qui régit la partie consacrée au temps de travail, la nouvelle architecture suivante :
– la règle de droit, qui découle le plus souvent des engagements internationaux de la France, grande signataire de conventions de l’OIT, du droit social européen, qui en devient y compris plus protecteur que notre législation nationale (exemple : condamnations répétées de la France par le Comité Européen des Droits Sociaux sur la question des forfaits-jours et des astreintes) et de notre Constitution, en particulier son très progressiste préambule de 1946, autrement dit l’ordre public social auquel on ne peut déroger,
– la généralisation d’un ordre conventionnel en laissant le soin à la négociation d’entreprise de définir les modalités d’application du dit principe au motif que « qui dit conventionnel dit juste »,
– le droit supplétif, à savoir les dispositions actuelles qui n’ont vocation qu’à s’appliquer à défaut d’accord (la dérogation devient la règle et l’application de la règle de droit actuelle l’exception).
Que dégagent ces cent soixante pages d’ordonnances ? L’UIMN, la branche métallurgie du MEDEF, dans une brochure mise en ligne dans la foulée de leur publication (et retirée depuis), a estimé que sur les cent deux mesures qu’elles contenaient, soixante-six étaient pro-patronales, quinze en faveur des salarié-es et vingt-et-une neutres.
Il suffit aussi d’écouter nos adversaires : lors d’un colloque organisé à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris le 25 octobre 2017, le DRH de Safran s’est réjoui du fait que « on peut négocier tout ce qu’on veut. » Et une des plumes des ordonnances, Antoine Foucher, directeur du cabinet du ministère du travail, regrettait lui de ne pas pouvoir aller plus loin car « la Constitution ne nous le permet pas. »
J’irai vite sur les deux dernières ordonnances :
– Cinquième ordonnance « relative à la prévention et à la prise en compte des effets de l’exposition à certains facteurs de risques professionnels et au compte professionnel de prévention » :
Elle amoindrit la portée du compte pénibilité, institué par Hollande en 2013 pour permettre le retour à la retraite à soixante ans pour certains travailleurs usés prématurément par la nature de leur travail, rebaptisé compte de prévention. En effet, Macron, qui « n’aime pas le terme », entend le supprimer car il « induit que le travail est une douleur. »
Concrètement, l’exposition répétée à quatre des dix critères définis au titre de la pénibilité, que sont les postures pénibles, la manutention manuelle de charges, les vibrations mécaniques et les agents chimiques dangereux, est rattaché au dispositif crée lui par Sarkozy lors de la réforme des retraites en 2010, à savoir leur prise en compte dès lors qu’elle entraine une incapacité de travail au moins égale à 10 % pour ouvrir ainsi droit à une retraite anticipée.
– Quatrième ordonnance « portant diverses mesures relatives au cadre de la négociation collective » :
C’est la fin de l’extension des conventions collectives, instituée en 1936. Le but est simple : faire chuter notre taux de couverture, qui est excellent (92 % des salarié-es dépendent d’une convention), pour arriver à une situation à la grecque (30 % de couverture suite aux différents mémorandums).
Il est savoureux de voir que ceux qui vantent l’autonomie des partenaires sociaux se réserve le droit de ne pas étendre « les clauses de nature à porter une atteinte excessive à la libre concurrence compte tenu des caractéristiques du marché concerné ou pour des motifs d’intérêt général. »
Je me concentrerai sur les trois autres, qui constituent le cœur du réacteur :
– Première ordonnance « relative au renforcement de la négociation collective » :
La branche (ou les conventions collectives) n’est plus qu’un faire-valoir, contrairement à ce qui a été proféré par certains syndicalistes épris de paritarisme : elle a certes compétence exclusive dans onze domaines dont les salaires minimas, qui peut être étendu à quatre supplémentaires (clause de verrouillage), mais la loi prévoit explicitement que la convention d’entreprise peut y déroger pour peu qu’elle « assure des garanties au moins équivalentes » ce qui promet bien des contentieux qu’on peut résumer par l’image suivante : le blanc et le noir ont en commun d’être une couleur mais ce ne sont pas les mêmes couleurs… Maigre précision apportée depuis par le législateur : ces garanties s’apprécieront par domaine et non globalement.
En effet, l’ordonnance consacre la prééminence de l’accord d’entreprise en matière de création de la norme sociale dans le but, à peine avoué, que tout ou presque que ce que les employeurs se permettaient de ne pas respecter mais qui pouvait néanmoins être sanctionné aura force loi par le jeu de la négociation collective, avec le principe majoritaire pour tous les accords à partir du 1er mai 2018, mais qui peut être contourné via le référendum d’entreprise, introduit lui par la loi El Khomri, et dont l’employeur pourra désormais être à l’origine en cas d’accord minoritaire… à moins que l’ensemble des syndicats représentatifs ne s’y oppose !
Il ouvre la possibilité de négocier avec des élu-es sans appartenance syndicale dans les PME.
Dans les TPE, la décision unilatérale de l’employeur sera drapée dans le costume de la démocratie référendaire dont il maitrisera tant le contenu de l’accord proposé que la question posée ainsi que l’organisation de la consultation !
Il sécurise les accords qui en résulteront en instaurant, à l’exemple des actes administratifs, un délai de deux mois pour en contester la légalité.
Enfin, le contrat de travail doit s’effacer devant la volonté collective : le salarié qui refuserait l’application de l’accord serait licencié pour cause réelle et sérieuse, ce dernier reposant sur un motif sui generis.
Il est curieux de voir que là où le patronat ne cesse de vanter le libre consentement des parties qu’incarne la signature d’un contrat de travail, il accepte qu’un tiers de poids, à savoir l’organisation syndicale, puisse contribuer à sa dégradation…
– Deuxième ordonnance « relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise et favorisant l’exercice et la valorisation des responsabilités syndicales » :
Après l’entaille que représente la mise en place de la Délégation Unique du Personnel (DUP), créée en 1993 (regroupement possible des délégués du personnel et du comité d’entreprise dans les entreprises de 50 à 200 salarié-es), étendue, avec la loi Rebsamen de 2015, au CHSCT et aux entreprises jusqu’à 300 salarié-es (à la carte au-delà), c’est la mise en place de l’instance unique, via la création du Comité Social et Economique (CSE), obligatoire partout au plus tard au 1er janvier 2020.
Dans les entreprises les plus étendues, la proximité de la représentation du personnel est laissé à l’appréciation du dirigeant par la création de délégué-es du même nom.
C’est un recul de quatre-vingt ans en matière de représentation du personnel dans notre pays (délégué du personnel en 1936, CE en 1945-47, reconnaissance de la section syndicale entrainant la création du délégué syndical en 1968 et institution du CHSCT en 1982, redevenu désormais une commission du CE). Le CHSCT, bête noire du patronat, est dilué dans le CSE ce qui, du coup, le rend pour partie dépendant du budget de ce dernier pour mener à bien les expertises libres.
Appartenir, pour employer encore une image, à la fois à l’armée de l’air, de mer et de terre, c’est rester malgré tout soldat : la spécialisation des élu-es, souvent moins nombreux qu’en instance séparée et compensée par la mutualisation des heures de délégation, est accentuée.
Plus encore, avec l’interdiction de cumul dans le temps au-delà de trois mandats (par des politiques qui eux n’y répugnent pas) et l’absence des suppléant-es en réunion, la transmission du savoir-faire syndical va être entravée.
Les plus intrépides pourront mettre en place, par accord majoritaire, un Conseil d’Entreprise (CE) à qui sera dévolue y compris la fonction de négocier, son pouvoir de co-détermination, issue du modèle allemand dont il s’inspire, étant limité.
– Troisième ordonnance « relative à la prévisibilité et à la sécurisation des relations de travail » :
Macron réintroduit le plafonnement des indemnités prud’homales, la sanction du licenciement jugé illicite étant vue comme un frein à l’embauche là où les chefs d’entreprise répondent majoritairement que c’est le volume du carnet de commandes qui dicte leur politique en matière de recrutement.
Il nous prend littéralement, si on observe le barème mis en place, la moitié de nos droits. Pour citer le bâtonnier de Paris, qui n’est pas un gauchiste : « Toutes les douleurs ne peuvent se résoudre sans limite. » Et ce n’est pas la hausse, limitée à 25 %, du montant de l’indemnité de licenciement qui suffira à limiter ce recul.
Il s’agit là d’une sévère entorse, au seul motif que l’auteur du dommage est un employeur, à l’article 1240 du Code civil qui dispose « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
Seuls les licenciements les plus graves (harcèlement par exemple) échapperont au barème ce qui oblige à complexifier l’approche de litiges qui ne s’y prêtaient pas nécessairement pour échapper au fer des ordonnances.
La motivation de la rupture pourra aussi être précisée après coup et il faudra être véloce pour saisir les Prud’hommes (prescription désormais limitée à un an).
Des formulaires CERFA pourront tenir lieu de lettre de licenciement.
La limitation du périmètre d’appréciation des difficultés économiques des entreprises transnationales au plan national (finie les affaires Continental, Goodyear etc.), écartée suite à la mobilisation contre la loi Travail de 2016, est instaurée.
Le « succès » de la rupture conventionnelle individuelle, qui a précipité dans le chômage depuis sa création en 2008 près de trois millions de de salarié-es (et dont l’employeur est à l’origine huit fois sur dix), est fêtée comme il se doit par l’instauration de celle collective. Le procédé s’apparente au Canada Dry : ça ressemble à un Plan de Sauvegarde de l’Emploi (PSE) mais sans obligation de motivation économique, ni de reclassement et permettant même d’embaucher derrière sans attendre ! Le procédé fait déjà flores à Pimkie, PSA ou Les Inrockuptibles mais pas sûr qu’il rencontre le même enthousiasme, du côté des syndicats comme des salarié-es.
Un contrat à durée déterminée, non renouvelé dans les quarante-huit heures, ne sera plus pour autant automatiquement requalifié en durée indéterminée or il faut nécessairement un écrit pour un CDD ce qui n’est pas le cas pour un CDI.
Enfin, vous avez aimé le CPE alors vous adorerez les nouvelles prérogatives confiées aux branches pour mieux diluer la nocivité de l’attaque et remettre en cause sans le dire le CDI comme norme d’emploi :
– Les modalités de recours aux CDD dépendront d’elles, seuls restent dans la loi les motifs de recours : possible dès lors un CDD de cinq ans, le maximum fixé par l’Europe, à place de dix-huit mois, plus de trois contrats successifs, la réduction du délai d’attente ou bien la remise en cause de la prime de précarité !
– Le CDI de chantier, propre au bâtiment, est lui étendu sous la forme d’un CDI de projet ou de mission. Pour Alain Badiou, dans son dernier livre, « Quand on maintient un mot, CDI, il faut voir le prix payé pour le maintien du mot, à savoir sa négation pure et simple. C’est un CDID. Un contrat à durée indéterminée déterminée. »
Tout cela sera désastreux
« Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur » : la citation de Fernand Pelloutier, un des fondateurs de la CGT, prend à nouveau tout son sens. Le mirage de la flexi-sécurité, concept en application dans les pays nordiques (où le syndicalisme obligatoire et de services est de rigueur), va vite se dissiper à l’épreuve de l’application de ces ordonnances : pour le volet sécurité, on attendra et il s’annonce plutôt comme un renforcement du contrôle des chômeurs/euses que par un renforcement, par exemple, du nombre de demandeurs d’emploi indemnisé (seulement un peu plus d’un sur deux actuellement).
L’application progressive de ces ordonnances vont bien sûr entrainer des effets pervers mais il s’agit aussi, comme au judo, de retourner contre lui la force de l’adversaire :
– Pour le SAF, « En limitant l’accès au juge s’agissant des salarié-es et de leurs représentant-es, i est à craindre que cette réforme ne conduise à des manifestations de violences au sein de l’entreprise et dans la société plus généralement » : des épisodes comme la séquestration chez Goodyear et la chemise à Air France vont se généraliser tout comme l’explosion des risques psycho-sociaux, permettant à certains de réaliser les bienfaits de la médiation que représentent l’implantation syndicale et le CHSCT.
– Pour Jean Auroux, ancien ministre socialiste du Travail, « Progressivement, les effets négatifs de ces ordonnances vont poser des problèmes au monde du travail et j’ai un vœu, une espérance : que ces lois négatives suscitent des vocations syndicales. »
– Les prises de positions d’universitaires (Alain Supiot, rédaction d’un nouveau Code du travail par le GR-PACT) ouvrent elles d’autres perspectives pour la construction d’un droit du travail progressiste du 21ème siècle.
– Pour les maniaques du stylo, c’est la fin des négociations dite gagnant-gagnant car il ne s’agit désormais que de ne permettre l’inscription de reculs sociaux dans la loi de l’entreprise.
– Pour tous les syndicats, c’est l’obligation de se déployer dans les TPE/PME tout comme , pour les travailleurs de ces entreprises, de s’intéresser au fait syndical si ils ne veulent pas se retrouver davantage malmenés.
Enfin, comme la mobilisation inespérée des livreurs de Deliveroo l’a démontré ainsi que la récente grève Vélib’, suivie par 100 % du personnel, c’est le rapport de force qui reste déterminant pour se faire entendre et respecter, peu importe les lois Travail successives.